BLAP Numéro V (1995) prix : 0,03 pesos
patagons
André Frossard, le
cavalier seul du Figaro, a joué à tant d'amis et de lecteurs le
mauvais tour de quitter cette terre il y a peu. Entre autres qualités et
distinctions, dont celle d'académicien français, il était consul de Patagonie
à Ravenne, en Italie, ville où il séjournait souvent. C'est lui qui avait
sollicité ce poste il y a de cela une dizaine d'années. A dire le vrai, je
n'aurais jamais songé à le lui proposer. A ce moment-là, je ne le connaissais
pas assez pour cela. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand au cours de je
ne sais plus quelle réception il me demanda : -Et moi, cher Raspail,
est-ce que vous n'auriez pas un poste pour moi en Patagonie ? II faut se souvenir du ton
inimitable de sa voix, une gouaille distinguée et amusée qui donnait à ses
propos, même les plus sérieux, une sorte de détachement narquois dont il se
départait rarement. Ses billets dans le Figaro avaient aussi ce ton-là et
l'on s'apercevait qu'il faisait ainsi passer, comme en se jouant, des vérités
salutaires. Nous tombâmes d'accord sur le consulat de Patagonie à Ravenne,
dont il était citoyen d'honneur. Comme je l'interrogeais, un peu éberlué tout
de même, sur les raisons de cet enrôlement spontané dans le corps
diplomatique de S.M. Orélie-Antoine 1er, il laissa tomber avec le plus grand
sérieux, à sa façon : -Parce qu'il y a plus de
Patagons qu'on ne croit L'essentiel était dit. La Patagonie,
c'est ailleurs, c'est autre chose, c'est un coin d'âme caché, un coin
de cœur inexprimé. Ce peut être un rêve, un regret, un pied de nez.
Ce peut être un refuge secret, une seconde patrie pour les mauvais
jours, un sourire, une insolence. Un jeu aussi. Un refus de conformité.
Sous le sceptre brisé de Sa Majesté, il existe mille raisons de prêter
hommage, et c'est ainsi qu'il y a plus de Patagons qu'on ne croit,
et tant d'autres qui s'ignorent encore. JEAN RASPAIL |
BLAP Numéro VII (1996) prix : 0,05 pesos
patagons
LE SUD
DU SUD
J’ai posé mon sac
pour la première fois à Ushuaïa en 1951. C'était le sud du sud, le bout du
monde. Les derniers Indiens de Terre de Feu achevaient de mourir, emportant
avec eux leur langue que plus personne, jamais, ne parlera, et où il y avait
cent mots pour désigner toutes sortes de vents, mais pas un pour signifier le
bonheur. II traînait encore sur le quai, et dans quelques bouges à matelots
posthumes, des histoires de sous-marins fantômes remontant Fêté 1945 le canal
de Beagle au petit matin et s'en allant débarquer sur des îles glaciales et
désolées d'hypothétiques commandos de Nazis préposés à la garde d'un trésor
dont nul n'a plus jamais entendu parler. Quelques ultimes navires baleiniers
relâchaient encore de temps en temps à Ushuaïa, au milieu de coques de
trois-mâts désarmés, leurs vergues sans voiles plantées comme des croix sur
l'eau grise, tandis que d'extravagantes antiquités navales, leurs trois
cheminées obsolètes crachant des volutes de fumée noire, patrouillaient sur
les flots lugubres du Beagle en échangeant frénétiquement des signaux de
pavillon, seules notes de couleur dans le paysage. Comme il ne se passait
strictement rien que l'unique atterrissage quotidien d'un vieux dakota
militaire, je me suis toujours demandé ce qu'ils se racontaient... En
"ville" -elle comptait quatre rues-, les forçats du pénitencier
cassaient mélancoliquement des cailloux pour entretenir les chemins défoncés,
les clairons de la forteresse saluaient l'aube et le crépuscule et à minuit
le groupe électrogène s'arrêtait, plongeant le bourg dans l'obscurité, à
l'exception de l'unique bar éclairé de lampes à pétrole où s'abreuvaient
jusqu'à l'oubli les paumés du monde austral. C'était un univers magique. Avec mes compagnons
d'expédition, nous explorions la région pour le compte de S.M.
Orélie-Antoine, qui n'y avait jamais mis les pieds. J'avais planté ma tente
en forêt, au bord du lac Escondida, dans une solitude exemplaire. Des vols
d'outardes passaient au-dessus de nos têtes. On en tirait une pour le
déjeuner. Pendant quinze jours je n'y avais pas croisé une âme. Et puis l'an
dernier, j'y suis retourné. On y construit un hôtel de cent chambres, équipé
pour séminaires et congrès, n y aura des pédalos de location sur le lac et
les outardes ont fui à tir d'aile. Sur la nouvelle piste d'atterrissage de
l'aéroport d'Ushuaïa, les Boeing 747 vont pouvoir y dégorger leurs cinq cents
passagers à la fois. Le tourisme de masse vient de faire irruption en Terre
de Feu et Ushuaïa s'en va rejoindre la longue liste des lieux mythiques
rattrapés par le cancer du loisir déambulatoire collectif, organisé et pré
mâché. Il va falloir s'enfoncer
plus au sud. Sur l'île de Navarino, au-delà de la Terre de Feu,
Puerto-Williams fera l'affaire quelque temps. C'est une bourgade tout à fait
perdue pour le moment, mais le sursis ne durera pas. Et après ? Pour
retrouver le sud du sud, la marche extrême du royaume, il faudra rentrer en
soi-même. Je ne vois pas d'autre issue. |
BLAP Numéro VII (1997) prix : 0,05 pesos
patagons
C’est un de nos
plus anciens sujets patagons (le consulat général exerce ses fonctions depuis
1976) qui me fournira le thème et la matière de cet éditorial. Il s'appelle
Gilles Ascaride, universitaire à Aix et marseillais de vieille souche. Comme
beaucoup d'entre nous, il est une sorte d'exilé patagon en terre française.
Il en a l'imagination, l'humour, le goût du jeu (pas l'inepte "jeu de
rôle", mais celui de l'esprit), le désenchantement amusé, le rire et
l'émotion mêlés, le bonheur de disposer d'une patrie de rechange (ce qui est
souvent bien commode), enfin cette dévotion incrédule et gaie que nous avons
tous pour notre pathétique Don Quichotte périgourdin, Sa Majesté
Orélie-Antoine 1er. On sait qu'après avoir été
chassé de ses Etats, le roi séjourna quelques semaines ou quelques mois à
Marseille en 1871 et 1872. Ce qu'il y faisait ? Nul n'en a jamais eu l'idée
et lui-même s'est bien gardé de nous renseigner. Peut-être vendait-il du
savon ? Ou de l'huile ? Mais soyons assurés qu'il cherchait de l'argent : Sa
Majesté avait toujours vécu d'expédients. Et c'est ainsi que Gilles Ascaride,
citoyen de Marseille et sujet patagon, s'efforça pendant des années de
découvrir où avait habité le roi "afin d'y apposer une plaque
commémorative en compagnie des édiles de la cité et des plus fervents
patagons." Superbe idée, mais impossible de la trouver, cette adresse.
Et voici ce qu'il m'écrit dans une lettre que je viens de recevoir : "Voilà justement que
cette adresse vient de m'être révélée par le Moniteur de Port-Tounens !
Publié en dernière de couverture, le fac-similé de La Couronne d'Acier (voir
le P.S en bas de page) indique 59 rue Vacon, Marseille : l'adresse du roi !
Premier éberluement, et vous me croirez, j'espère, mais au moment même où je
découvris Antoine de Tounens par votre roman, je venais de faire l'achat d'un
petit appartement dans cette même rue Vacon ! Il n'y a pas de hasard. Si bien
que vendredi dernier, je me rendis à Marseille et rue Vacon (plein centre
ville), cherchant le numéro 59, avec de nouveau dans la tête la cérémonie de
pose de la plaque commémorative à venir... Et deuxième éberluement, monsieur
le consul général : la rue Vacon s'arrête au numéro 47 ! Il n'y a pas de
numéro 59 ! ! Nous sommes comblés !" Une tombe vide au cimetière
de Tourtoirac (les restes du roi avaient été transférés dans la fosse commune
depuis longtemps quand la stèle gravée fut érigée), une maison néante à
Marseille, un royaume dont on ne sait pas très bien s'il a oui ou non existé,
nous sommes comblés, en effet. Vive le roi ! Jean Raspail P.S : Sous le nom de Prince
O.-A. de Tounens, le roi publia, à Marseille, un journal qui n'eut
que deux numéros : La Couronne
d'Acier, journal hebdomadaire non politique - Voyages, Philosophie,
Religion, Littérature, Théâtre, Chasse, Commerce et Agriculture. Vaste programme ! On y trouve le sommaire
du récit du Deuxième Voyage du Roi en Araucanie et Patagonie...
lequel ne fut jamais publié, ni même écrit. |
BLAP Numéro VIII (1998) prix : 0,06 pesos
patagons
RENDEZ-VOUS
A PORT-TOUNENS
(ARCHIPEL DES MINQUIERS) EN 2012
Ainsi donc, comme
nous nous y étions engagés sur l'honneur, j'ai restitué à l'ambassade de Sa
Majesté Britannique à Paris, le 3 septembre dernier, l'Union Jack qui
flottait sur l'archipel des Minquiers et dont notre commando de marine,
débarqué d'un sloop battant pavillon patagon, s'était emparé le 30 août. |
- Sur le moment, rien, lui répondis-je. Nous avons
affirmé notre souveraineté vingt-quatre heures sur les Minquiers et cela
suffit à notre roi qui a l'éternité devant lui. Mais dans quatorze ans, nous
débarquerons de nouveau. |
Et moi de lui rappeler que nous avions occupé une première
fois l'île-maîtresse de l'archipel des Minquiers, rebaptisée Port-Tounens,
en 1984, puis une seconde fois en 1998, et que selon ce cycle de quatorze
années - sans préjuger d'interventions territorialement différentes
-, nous répéterions assurément l'opération en 2012. Cette année-là,
Mr Cowper-Coles aura certainement oublié toute l'histoire, le gouvernement
britannique également, et je ne serai peut-être plus de ce monde,
mais je suis prêt à parier ma culotte que la tradition patagone sera
respectée : le pavillon royal bleu blanc vert sera hissé sur les Minquiers
en 2012 et c'est peut-être une véritable flotte qui participera à
l'opération... |
Et pourquoi pas en 2026, 2040, 2054, etc.? Dans ce
monde occidental de plus en plus privé de symboles, c'est un luxe et un
bonheur de s'en inventer d'autres. Comprenne qui pourra. Tous les fidèles
sujets patagons le savent, qui naviguent avec élégance entre le canular et le
rêve: ce jeu-là est plus subtil et plus profond qu'on ne croît. |
Les
articles de presse
relatant l'évènement
........
Jean Raspail