É D I T O R I A L

(BLAP 19951996 - 19971998)

par Jean Raspail

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BLAP Numéro V (1995) prix : 0,03 pesos patagons

 

André Frossard, le cavalier seul du Figaro, a joué à tant d'amis et de lecteurs le mauvais tour de quitter cette terre il y a peu. Entre autres qualités et distinctions, dont celle d'académicien français, il était consul de Patagonie à Ravenne, en Italie, ville où il séjournait souvent. C'est lui qui avait sollicité ce poste il y a de cela une dizaine d'années. A dire le vrai, je n'aurais jamais songé à le lui proposer. A ce moment-là, je ne le connaissais pas assez pour cela. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand au cours de je ne sais plus quelle réception il me demanda :

-Et moi, cher Raspail, est-ce que vous n'auriez pas un poste pour moi en Patagonie ?

II faut se souvenir du ton inimitable de sa voix, une gouaille distinguée et amusée qui donnait à ses propos, même les plus sérieux, une sorte de détachement narquois dont il se départait rarement. Ses billets dans le Figaro avaient aussi ce ton-là et l'on s'apercevait qu'il faisait ainsi passer, comme en se jouant, des vérités salutaires. Nous tombâmes d'accord sur le consulat de Patagonie à Ravenne, dont il était citoyen d'honneur. Comme je l'interrogeais, un peu éberlué tout de même, sur les raisons de cet enrôlement spontané dans le corps diplomatique de S.M. Orélie-Antoine 1er, il laissa tomber avec le plus grand sérieux, à sa façon :

-Parce qu'il y a plus de Patagons qu'on ne croit

L'essentiel était dit. La Patagonie, c'est ailleurs, c'est autre chose, c'est un coin d'âme caché, un coin de cœur inexprimé. Ce peut être un rêve, un regret, un pied de nez. Ce peut être un refuge secret, une seconde patrie pour les mauvais jours, un sourire, une insolence. Un jeu aussi. Un refus de conformité. Sous le sceptre brisé de Sa Majesté, il existe mille raisons de prêter hommage, et c'est ainsi qu'il y a plus de Patagons qu'on ne croit, et tant d'autres qui s'ignorent encore.

JEAN RASPAIL

 

 

 

BLAP Numéro VII (1996) prix : 0,05 pesos patagons

 

LE SUD DU SUD

 

J’ai posé mon sac pour la première fois à Ushuaïa en 1951. C'était le sud du sud, le bout du monde. Les derniers Indiens de Terre de Feu achevaient de mourir, emportant avec eux leur langue que plus personne, jamais, ne parlera, et où il y avait cent mots pour désigner toutes sortes de vents, mais pas un pour signifier le bonheur. II traînait encore sur le quai, et dans quelques bouges à matelots posthumes, des histoires de sous-marins fantômes remontant Fêté 1945 le canal de Beagle au petit matin et s'en allant débarquer sur des îles glaciales et désolées d'hypothétiques commandos de Nazis préposés à la garde d'un trésor dont nul n'a plus jamais entendu parler. Quelques ultimes navires baleiniers relâchaient encore de temps en temps à Ushuaïa, au milieu de coques de trois-mâts désarmés, leurs vergues sans voiles plantées comme des croix sur l'eau grise, tandis que d'extravagantes antiquités navales, leurs trois cheminées obsolètes crachant des volutes de fumée noire, patrouillaient sur les flots lugubres du Beagle en échangeant frénétiquement des signaux de pavillon, seules notes de couleur dans le paysage. Comme il ne se passait strictement rien que l'unique atterrissage quotidien d'un vieux dakota militaire, je me suis toujours demandé ce qu'ils se racontaient... En "ville" -elle comptait quatre rues-, les forçats du pénitencier cassaient mélancoliquement des cailloux pour entretenir les chemins défoncés, les clairons de la forteresse saluaient l'aube et le crépuscule et à minuit le groupe électrogène s'arrêtait, plongeant le bourg dans l'obscurité, à l'exception de l'unique bar éclairé de lampes à pétrole où s'abreuvaient jusqu'à l'oubli les paumés du monde austral. C'était un univers magique.

Avec mes compagnons d'expédition, nous explorions la région pour le compte de S.M. Orélie-Antoine, qui n'y avait jamais mis les pieds. J'avais planté ma tente en forêt, au bord du lac Escondida, dans une solitude exemplaire. Des vols d'outardes passaient au-dessus de nos têtes. On en tirait une pour le déjeuner. Pendant quinze jours je n'y avais pas croisé une âme. Et puis l'an dernier, j'y suis retourné. On y construit un hôtel de cent chambres, équipé pour séminaires et congrès, n y aura des pédalos de location sur le lac et les outardes ont fui à tir d'aile. Sur la nouvelle piste d'atterrissage de l'aéroport d'Ushuaïa, les Boeing 747 vont pouvoir y dégorger leurs cinq cents passagers à la fois. Le tourisme de masse vient de faire irruption en Terre de Feu et Ushuaïa s'en va rejoindre la longue liste des lieux mythiques rattrapés par le cancer du loisir déambulatoire collectif, organisé et pré mâché.

Il va falloir s'enfoncer plus au sud. Sur l'île de Navarino, au-delà de la Terre de Feu, Puerto-Williams fera l'affaire quelque temps. C'est une bourgade tout à fait perdue pour le moment, mais le sursis ne durera pas. Et après ? Pour retrouver le sud du sud, la marche extrême du royaume, il faudra rentrer en soi-même. Je ne vois pas d'autre issue.

 

 

 

 

BLAP Numéro VII (1997) prix : 0,05 pesos patagons

 

C’est un de nos plus anciens sujets patagons (le consulat général exerce ses fonctions depuis 1976) qui me fournira le thème et la matière de cet éditorial. Il s'appelle Gilles Ascaride, universitaire à Aix et marseillais de vieille souche. Comme beaucoup d'entre nous, il est une sorte d'exilé patagon en terre française. Il en a l'imagination, l'humour, le goût du jeu (pas l'inepte "jeu de rôle", mais celui de l'esprit), le désenchantement amusé, le rire et l'émotion mêlés, le bonheur de disposer d'une patrie de rechange (ce qui est souvent bien commode), enfin cette dévotion incrédule et gaie que nous avons tous pour notre pathétique Don Quichotte périgourdin, Sa Majesté Orélie-Antoine 1er.

On sait qu'après avoir été chassé de ses Etats, le roi séjourna quelques semaines ou quelques mois à Marseille en 1871 et 1872. Ce qu'il y faisait ? Nul n'en a jamais eu l'idée et lui-même s'est bien gardé de nous renseigner. Peut-être vendait-il du savon ? Ou de l'huile ? Mais soyons assurés qu'il cherchait de l'argent : Sa Majesté avait toujours vécu d'expédients. Et c'est ainsi que Gilles Ascaride, citoyen de Marseille et sujet patagon, s'efforça pendant des années de découvrir où avait habité le roi "afin d'y apposer une plaque commémorative en compagnie des édiles de la cité et des plus fervents patagons." Superbe idée, mais impossible de la trouver, cette adresse. Et voici ce qu'il m'écrit dans une lettre que je viens de recevoir :

"Voilà justement que cette adresse vient de m'être révélée par le Moniteur de Port-Tounens ! Publié en dernière de couverture, le fac-similé de La Couronne d'Acier (voir le P.S en bas de page) indique 59 rue Vacon, Marseille : l'adresse du roi ! Premier éberluement, et vous me croirez, j'espère, mais au moment même où je découvris Antoine de Tounens par votre roman, je venais de faire l'achat d'un petit appartement dans cette même rue Vacon ! Il n'y a pas de hasard. Si bien que vendredi dernier, je me rendis à Marseille et rue Vacon (plein centre ville), cherchant le numéro 59, avec de nouveau dans la tête la cérémonie de pose de la plaque commémorative à venir... Et deuxième éberluement, monsieur le consul général : la rue Vacon s'arrête au numéro 47 ! Il n'y a pas de numéro 59 ! ! Nous sommes comblés !"

Une tombe vide au cimetière de Tourtoirac (les restes du roi avaient été transférés dans la fosse commune depuis longtemps quand la stèle gravée fut érigée), une maison néante à Marseille, un royaume dont on ne sait pas très bien s'il a oui ou non existé, nous sommes comblés, en effet. Vive le roi !

Jean Raspail

P.S : Sous le nom de Prince O.-A. de Tounens, le roi publia, à Marseille, un journal qui n'eut que deux numéros : La Couronne d'Acier, journal hebdomadaire non politique - Voyages, Philosophie,   Religion,   Littérature,   Théâtre,   Chasse,   Commerce   et  Agriculture.   Vaste programme ! On y trouve le sommaire du récit du Deuxième Voyage du Roi en Araucanie et Patagonie... lequel ne fut jamais publié, ni même écrit.

 

 

 

 

BLAP Numéro VIII (1998) prix : 0,06 pesos patagons

 

RENDEZ-VOUS A PORT-TOUNENS
(ARCHIPEL DES MINQUIERS) EN 2012

 

Ainsi donc, comme nous nous y étions engagés sur l'honneur, j'ai restitué à l'ambassade de Sa Majesté Britannique à Paris, le 3 septembre dernier, l'Union Jack qui flottait sur l'archipel des Minquiers et dont notre commando de marine, débarqué d'un sloop battant pavillon patagon, s'était emparé le 30 août.
    J'y fus reçu par le troisième personnage de l'ambassade, un gentleman fort courtois agrémenté d'un nom de roman Mr Sherard Cowper-Coles, conseiller politique. Entrevue surréaliste ! Des quelque dix minutes qu'elle dura, tendis que les caméras de l'agence britannique
Reuters patientaient sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré, on peut déduire que le royaume de Patagonie s'était hissé au niveau des plus grandes nations et sur un pied d'égalité. Et lorsque je déclarai à cet estimable conseiller que je le priais de transmettre ce pavillon aux autorités de l'Etat de Jersey avec les compliments de Sa Majesté Orélie-Antoine Ier, il me gratifia - j'en témoigne - d'un petit salut tout à fait diplomatique. Après quoi il me demanda ce que nous comptions faire dans l'avenir.

- Sur le moment, rien, lui répondis-je. Nous avons affirmé notre souveraineté vingt-quatre heures sur les Minquiers et cela suffit à notre roi qui a l'éternité devant lui. Mais dans quatorze ans, nous débarquerons de nouveau.
   - Pourquoi quatorze ans ? s'étonna Mr Cowper-Coles, visiblement intrigué.

Et moi de lui rappeler que nous avions occupé une première fois l'île-maîtresse de l'archipel des Minquiers, rebaptisée Port-Tounens, en 1984, puis une seconde fois en 1998, et que selon ce cycle de quatorze années - sans préjuger d'interventions territorialement différentes -, nous répéterions assurément l'opération en 2012. Cette année-là, Mr Cowper-Coles aura certainement oublié toute l'histoire, le gouvernement britannique également, et je ne serai peut-être plus de ce monde, mais je suis prêt à parier ma culotte que la tradition patagone sera respectée : le pavillon royal bleu blanc vert sera hissé sur les Minquiers en 2012 et c'est peut-être une véritable flotte qui participera à l'opération...

Et pourquoi pas en 2026, 2040, 2054, etc.? Dans ce monde occidental de plus en plus privé de symboles, c'est un luxe et un bonheur de s'en inventer d'autres. Comprenne qui pourra. Tous les fidèles sujets patagons le savent, qui naviguent avec élégance entre le canular et le rêve: ce jeu-là est plus subtil et plus profond qu'on ne croît.

 

Les articles de presse relatant l'évènement
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Jean Raspail