Le Trombinoscope, janvier 1874, 3ème volume, numéro 127, par Touchatout...

 

ORELIE Ier avoué et roi d'Araucanie français, né sous le nom de TONNEINS, vers 1820, a Chourgnac, prés Périgueux.
- Des sa plus tendre enfance, il annonça de grandes dispositions pour le métier de roi. Ainsi, par exemple, quand il faisait la dînette avec ses petits camarades, il fallait toujours que chacun d'eux lui donnât une part de ses confitures afin qu'il en eut huit fois plus que les autres. Si l'on partait en bande pour marauder dans un verger, il prenait crânement le commandement de la troupe; puis, quand on arrivait aux pommiers, il faisait monter les autres dessus et croquait tranquillement au. pied de l'arbre les fruits que ses sujets cueillaient au risque de se casser les reins. - Son grand plaisir était de se faire des couronnes en papier doré. - Comme il avait un certain petit air de majesté impertinente, il était parvenu a se faire prendre au sérieux par quelques-uns des gamins timides de sa classe ; mais il s'en rencontrait de temps en temps un plus dégourdi qui, sans aucun respect pour le droit divin, flanquait une tripotée a son Roy quand celui-ci n'avait pas voulu faire le pot-de-chambre a son tour en jouant aux quatre coins.- Cependant les gouts du jeune Orélie s'étaient développés , et quand vint le moment de faire choix d'une carriere, il n'hésita pas a déclarer qu'il n'avait de penchant que pour la profession de monarque. - Sa famille lui fit observer qu'il était bien difficile de s'établir dans cette partie , tres-tombée d'ailleurs depuis plusieurs années, - et engagea Orélie a se contenter d'un a peu pres en se faisant tout simplement avoué. - Orélie se rendit a cet avis, pensant que c'était encore un moyen d'entrer au palais. - Mais bientôt sa vocation reprit le dessus et sa charge devint pour lui un véritable fardeau. - II jeta un rapide coup d'oil autour de lui-sur tous les trônes de l'Europe. Aucun n'était libre!... Il constata meme qu'indépendamment du monsieur qui ccupait chacun d'eux, il y en avait dix-sept ou dix-huit autres qui attendaient leur tour, et dont quelques-uns môme, trouvant qu'il ne venait pas assez vite, étaient occupés a aller au-devant. - II n'y a rien a faire dans cette partie du monde, pensa-t-il, et il s'embarqua pour l'Amérique, espérant trouver la-bas quelque peuplade primitive a laquelle -il pourrait aisément démontrer a quel point elle était en retard sur la civilisation en ne se faisant pas couvrir de vexations et d'impôts par un bonhomme bien mis qui la regarderait travailler. - Orélie avait eu le soin d'emporter avec lui tout un chargement de verroterie, de bibelots et d'ustensiles français sur l'effet desquels il comptait pour épatrouillenbéanter les habitants de cette contrée revée : allumettes chimiques, horlogerie, souris mécaniques, flageolets a surprise de Choumara, appareils photographiques, glacieres de famille, irrigateurs, etc... Il avait dans sa malle cent cinquante fois de quoi passer pour sorcier aux yeux de gens qui ne connaissaient pas les mouchoirs de poche. Orélie trouva facilement son affaire. Les Araucaniens, au milieu desquels il se fixa bientôt, étaient une peuplade neuve, ayant conservé les saines traditions d'une crasse intellectuelle de la force de cinquante abonnés du Pays. Il commença a se bien faire venir d'eux, en faisant leur photographie. Peu a peu, il s'insinua dans leurs affaires et se fît une grande popularité, tantôt en faisant cadeau l'un d'eux d'un morceau de papier de verre pour faire disparaître ses marques de petite vérole, tantôt en donnant a un autre un moyen de se débarrasser de sa belle-mere. - II se donnait d'ailleurs beaucoup de mal, montrait la lanterne magique aux Araucaniens, leur organisait des sociétés orphéoniques, des courses de vélocipedes, leur apprenait a faire l'habsinthe tres-épaisse, a imiter Brasseur, etc... etc... Bref, il fut bientôt l'idole de ce peuple, et n'eut plus qu'a choisir son moment pour en faire ce qu'il voudrait.-Nos lecteurs trouveront sans doute que quelques renseignements sur l'Araucanie ne sont pas déplacés ici. L'Araucanie est un pays d'une fertilité admirable, ou on est obligé de ne travailler la terre qu'avec des gants pour qu'il ne vous pousse pas instantanément du trefle entre les doigts... les fruits y sont énormes ; on ne se sert jamais de tonneaux pour enfermer le vin : on le met dans des noix du pays que l'on a vidées; chaque coquille tient 228 litres. L'Araucanien a droit a quatre femmes : une seule est légitime ; les trois autres sont naturellement plus supportables. L'Araucanien est fort, vigoureux, adroit, excellent cavalier; il lance beaucoup mieux le lasso que les actrices et aime par-dessus tout la vie nomade dedans.- Enfin en 1861, Orélie jugea le moment arrivé de frapper le grand coup du plébiscite et fit distribuer aux Araucaniens ébahis trente mille douzaines de faux-cols qu'il avait conservés pour cette épreuve solennelle. L'ivresse de ces braves gens ne connut plus do bornes et Orélie fut proclamé Roi d'Araucanie. Son premier soin fut de tenter d'organiser son royaume a la française ; mais l'argent manquait. Il fit ouvrir en France une souscription qui n'obtint guere plus de succes qu'un drame a l'Ambigu sous la direction de M. Billion. Cependant les conditions de l'emprunt étaient engageantes et surtout originales : Pour éviter toute contrefaçon des titres, chaque obligation devait etre tatouée sur la poitrine du souscripteur. L'intéret reluisait sur le pied de 18 pour cent et, a chaque trimestre, l'obligataire devait aller se faire détacher son coupon en pleine chair s'il voulait toucher ses 3 francs 50. - Un événement inattendu vint encore ébranler le crédit de cette superbe opération naissante: le Chili déclara la guerre au nouveau Roi, prétextant qu'on ne faisait pas ces betises-la une fois le carnaval passé ; et avant qu'Orélie n'ait eu seulement le temps d'envoyer chercher son ministre de la guerre qui était au café, il était pris, enlevé, transporté a Santiago et condamné a etre enfermé dans une maison de fous, jusqu'a ce que sa famille le réclamât. - Renvoyé en France avec des compresses d'eau sédative sur les tempes, Orélie, comme tout souverain décoré qui se respecte, protesta énergiquement contre cet abus de la force qui le privait d'une belle position. Il publia un livre dans lequel ses droits a la couronne d'Araucanie étaient établis de façon a rendre dix-huit points de vingt-quatre a ceux d'Henri V au trône de France. - Depuis, et bien qu'il n'ait pas renoncé a ses droits, Orélie Ier se recueille et attend les événements qui doivent un jour ou l'autre le replacer sur son trône. - Pendant le cours de toutes ces péripéties, Orélie eut a essuyer un grave désagrément. Profitant d'une de ses absences de son royaume, un nommé Planchut, croyons-nous, se prétendit aussi roi d'Araucanie. On raconte que ce Planchut, ayant appris qu'Orélie avait subjugué les Araucaniens avec des bibelots provenant de notre civilisation, aurait poussé l'indélicatesse jusqu'a faire venir de Paris une masse d'objets nouveaux a treize sous qu'il aurait distribués a profusion. Ce rastel de la derniere heure aurait completement réussi et les Araucaniens se seraient écrié : Le Planchut bon bougre... li donné jolis petits lapins musique. Orélie gâteux ! li pas bazar aussi chic ! Ce qui est certain, c'est que le démelé Orélie-Planchu fit onze fois le tour de la presse française et qu'il fut meme un instant question d'un duel effroyable entre les deux rivaux. On devait se battre au lasso en plein Champ-de-Mars. Mais les témoins que l'on devait faire venir d'Araucanie : Prunelle de vautour, Dent de chacal, Coco vorace et Croq tou Kru, n'eurent pas d'argent pour faire le voyage.
Au physique, Orélie Ier est un homme au visage assez expressif. - A part sa toquade d'avoir choisi, pour essayer de créer un nouveau royaume, le moment ou l'on commence sérieusement a supprimer les rois, ce n'est pas un mauvais diable. - Il est toujours a la recherche de quinze cents francs pour restaurer sa liste civile ; mais les capitaux sont ombrageux et se reculent avec empressement d'un genre d'opérations qui, - depuis le lancement des obligations mexicaines, - paraît offrir si peu de chances de dividendes.