Le Figaro du 6 novembre 1981
MOI, CONSUL GÉNÉRAL DE PATAGONIE
C'est à l'âge de vingt-cinq
ans que je suis devenu patagon, sans trop m'en rendre compte, loin d'imaginer
l'importance croissante que présenterait dans ma vie, au fil des ans, cette
nationalité de rechange. Jeune explorateur, dans les années cinquante, je
m'étais volontairement enfoncé, plusieurs mois durant, dans les solitudes
australes de la Terre de Feu, la Patagonie, le Cap Horn, le détroit de
Magellan, là où se rejoignent le tout et le néant. Sur les cartes marines, en
ces temps, les contours de nombreuses îles figuraient en pointillés
hypothétiques. Les derniers Indiens vivants fuyaient au plus profond des
fjords déserts, emportant dans leurs canots le feu enfermé dans un pot de
terre. Les mâts des grands voiliers naufragés émergeaient encore de la
surface de l'eau noire comme des croix de cimetière, sous le vent, la pluie,
la neige qui sont les trois gorgones de cette extrémité désolée du monde.
C'est là que j'ai appris à vivre : une bonne école. C'est la que j'ai appris
à rêver ma vie. D'autres écrivains "patagons" m'avaient précédé
dans cette voie : Cendrars, Roger Caillois, et, avant eux, Charles Cros, le
plus patagon des poètes, qui fut l'ami d'Antoine de Tounens, roi de
Patagonie, et écrivit, il y a plus de cent ans : "Ma patrie est bien
loin, loin de la France et de la Terre... |
C'est beaucoup plus tard que je me souvins d'Antoine de Tounens, jeune
avoué à Périgueux, qui s'en alla par un coup de génie et de démesure
dérisoire, se faire couronner roi de Patagonie par les Indiens de ces
contrées, en 1860, fut bien vite expulsé par les autorités chiliennes et
argentines et revint en France, à Paris, où, se proclamant roi de Patagonie
en exil, tenant une sorte de cour, publiant des manifestes signés de
ministres fantômes qui n'existaient que dans son rêve, il en fit tant qu'il
déchaîna, pendant de longues années, et jusqu'à sa mort, en 1878, des torrents
de rires et de sarcasmes. Roi du rêve, en dépit de tout. Je tenais mon
souverain. Je m'étais découvert une patrie. Le royaume imaginaire... Que
souhaiter de mieux sur cette terre, en cette époque, dans ce pays ? Il y a
quatre ans déjà, j'en fis un premier roman ou j'inventai, dans un vieux
château breton, un successeur à ce roi. Le livre s'appelait : Le Jeu du roi.
Un jeu de l'esprit, un jeu du cœur et, si je n'avais pas peur de ce mot, je
dirais : un jeu de l'âme. Et l'on se mit à jouer avec moi. Tant de Patagons
volontaires se découvrirent cette année-là, au fil de mon courrier, que je
décidai d'ouvrir chez moi, en Provence, un consulat général de Patagonie. Le
drapeau bleu, blanc, vert d'Antoine de Tounens flotte à mon balcon. Je ne
saurais plus m'en passer. Dans un temps dépourvu de symboles, je le
considère, déployé au mistral, avec tendresse, avec ironie, avec fierté, avec
mélancolie, et c'est être exactement patagon que de s'accommoder ensemble de
ces quatre sentiments-là. Aujourd'hui, c'est l'histoire même d'Antoine de
Tounens, roi de Patagonie, que j'ai écrite. Comme l'on sait fort peu de
choses à son propos, car il vécut de rêves plus que de réalités, j'en ai fait
un roman. Pour l'honneur des écrivains, ce n'est pas la première fois, dans l'histoire
marginale, qu'un héros malheureux sortira plus vrai et grandi de son passage
entre les mains, le cœur, l'imagination et la plume d'un romancier. C'était
au moins mon secret désir, cher Antoine... Si j'en juge par mon courrier, il
semble que j'y ai quelque peu réussi. Le consulat général de Patagonie est
débordé par des demandes de naturalisation. Ce sont, pour la plupart, des
lettres de jeunes gens. L'une des dernières reçues est celle d'un enseigne de
vaisseau, officier en second d'un dragueur de mines en mission dans l'océan
Indien. A considérer toutes ces lettres ou s'expriment précisément les quatre
sentiments patagons que j'ai évoqué plus haut, je me demande si nous vivons
dans un pays, et je parle cette fois de la France, ou il est encore possible
de rêver quand on a vingt ans... |