source:Géo n 234-août 1998

Éliminés jusqu'au

dernier

Peuples. Les Fuégiens étaient sept mille au siècle dernier,

six cents en 1924, cent en 1940. Il n'en reste plus...

Quatre peuples minuscules - en tout, une vingtaine de milliers d'individus - partageaient les immensités hostiles de la Terre de Feu : les Haushs, les Onas, les Yaghans ou Yamanas et les Alakalufs. Avant que Magellan ne vint frapper les trois coups de la tragédie sur ces rivages déserts battus par la pluie, la neige, la grêle, le vent, un vent d'une cruauté infinie, ils avaient en commun de se croire seuls au monde. On imagine le traumatisme quand ils comprirent leur erreur. En dépit des jugements atroces qui furent portés sur eux par Cook, Darwin, même Bougainville, et tant d'autres, ils représentaient un miracle d'adaptation. Lorsqu'ils en perdirent la recette au contact de l'Occident, ils disparurent silencieusement. Au dernier recensement, si l'on excepte trois ou quatre dizaines de métis, Haush : zéro; Onas : zéro; Yaghan : un ; Alakalufs : douze.

Haushs et Onas étaient des terriens, de grands types costauds, prodigieux marcheurs, chasseurs. Ils attrapaient les guanacos à la course. Ils vivaient nus, enveloppés d'une courte cape de fourrure. Fiers, belliqueux. Nomades sans cesse en mouvement à travers la Terre de Feu. Débarquèrent les chercheurs d'or, au milieu du XIX, siècle, un ramassis d'assassins, avec leur «roi», Julius Popper, impitoyable tueur d'Indiens. Puis les éleveurs de moutons, qui commencèrent à poser des centaines de kilomètres de clôtures de barbelés. Les Onas n'aimaient pas les clôtures. Il y eut des combats, flèches contre fusils. Un massacre. Arrivèrent enfin les missionnaires, des salésiens italiens, pour évangéliser ce qu'il en restait : deux mille Onas. Car des Haushs, plus à l'est, en vue de l'île des États, nul n'a plus jamais rien su : disparus sans laisser de traces... C'est à l'île Dawson que les salésiens recueillirent ce peuple décimé. Animés d'une sainte bonne volonté, ils construisirent des maisons, un hôpital, une école, une pharmacie, une église, des ateliers, etc. Ils habillèrent leurs pensionnaires nus. Leur apprirent à lire, à écrire, à menuiser, à coudre, à forger... Alors ces grands bavards d'Onas se turent. Ces conteurs intarissables perdirent l'usage de la parole. Et ils commencèrent à mourir «de maladies rebelles à la science». Devenus bons catholiques au contact des salésiens, les enfants, selon le père del Turco, désolé, «passèrent maîtres dans l'art de mourir chrétiennement». En 1939, la mission de Dawson fut fermée, quand fut porté en terre le dernier des Onas sauvés. Rares furent ceux qui purent échapper à cette sollicitude, à laquelle, d'ailleurs, on ne saurait rien reprocher, que l'ignorance de ces temps-là. La dernière des Onas s'appelait Lola. Elle vivait dans une cabane de rondins au bord du lac Fagnano, de la charité de l'estancia voisine, qui, tout de même lui devait bien cela. Seule s'exprimer encore dans sa langue, mais plus personne pour la comprendre ! Dans les années cinquante, campant par là, j'avais pu me recueillir sur sa tombe. Elle venait de mourir. A mon dernier voyage, je ne l'ai pas retrouvée. Une route est passée sur sa sépulture, avec des milliers de canions, et un hôtel se dresse l'emplacement de sa cabane. Voici, traduit par l'ethnologue Ann Chapmann, l'un des chants funèbres qu'elle chantait : «Cœur de beauté, Lune au visage ample, Lune au visage brûlé, Visage coléreux ! Partons chez la fille du Ciel... » Apollinaire ? Non. Lola.

Nomades de la mer, les Alakalufs avaient d'autres talents, trente mots, par exemple, pour définir les vents, et un exceptionnel vocabulaire maritime pour nommer les marées, les courants, les balisages naturels, les phénomènes climatiques, mais aucun mot pour dire «bonheur», ce qui n'est guère étonnant si l'on sait que leurs divinités leur rendaient la vie impossible: Ayayéma déclenchait les tempêtes, Kawtcho les étranglait la nuit, Mwono leur précipitait dessus avalanches et pans de montagne. Mis en présence du christianisme, c'est- dire d'une religion de compassion, ils la refuseront énergiquement. Les Alakalufs avaient le goût du malheur. Ils le reçurent profusion.

Petits, laids, gluants de graisse de phoque, c'étaient de remarquables marins, se déplaçant en clans familiaux sur leurs canots d'un bout l'autre du détroit de Magellan, se nourrissant de moules, de baleines mortes, de poissons qu'ils harponnaient. Pourtant particulièrement repoussantes, leurs femmes furent la cause première de leur déchéance. Soumis d'interminables continences, les équipages des navires qui passaient par le détroit se précipitèrent avidement sur ces malheureuses. Batailles, massacres, maladies, stérilité, mépris. Parfois, tout de même, des cadeaux : de l'eau-de-vie, des outils, des couvertures. Dès le début du XIX’ siècle, les Alakalufs n'étaient plus que des clochards de la mer qui se portaient la rencontre des navires pour mendier. Il y eut quelques enlèvements. Précédés d'une réputation de cannibales, ce qu'ils n'avaient jamais été, les membres d'une famille d'Alakalufs furent traînés et montrés comme des bêtes de cirque l'Exposition universelle de Paris en 1878, et ensuite au zoo de Hambourg. Tous moururent.

Pendant ce temps-là, près du détroit de Magellan, on les faisait monter bord des paquebots, tout nus, on les abreuvait, on les faisait danser au salon pour distraire les passagers. Recevant en échange le rebut de nos techniques, pour eux des objets fabuleux, ils ne fabriquaient plus rien. Le grand stress. Ils cessèrent même de pêcher. Puis les canots, peu à peu, disparurent. J'ai rencontré l'un des derniers en 1951. Je m'en souviendrai toute ma vie. Quelques braises au fond du canot, deux femmes en haillons sous la grêle, un enfant triste, trois rameurs aux yeux d'outre monde... A présent, personne. Le détroit est vide. Le gouvernement chilien a recueilli au poste de Puerto Eden plus au nord, dans le canal Messier, les derniers Alakalufs qui y vivent comme des assistés. Leurs tombes ne portent même plus de noms. A quoi bon ? Le peuple des Alakalufs a achevé sa course sur cette terre. Les Yaghans, marins également, sur le canal Beagle, rencontrèrent le même destin, cela près qu'ils bénéficièrent du fatal apostolat des missionnaires protestants anglais. Comme les Onas, ils en périrent. Quand mourut dans ses bras le dernier Yaghan de la mission de l'île Navarino, le célèbre pasteur Bridges pleura. Après quoi, il se fit éleveur et gagna beaucoup d'argent.

La vraie vie des nomades de la mer

Les récits souvent fantaisistes des navigateurs ont contribué a forger le mythe des Fuégiens, indigènes agressifs et anthropophages dont Darwin dira: "C'est a peine si l'on peut croire que ce sont des créatures humaines." Mais on commence à mieux connaître ces peuples si parfaitement adaptés leur milieu. La clef de cette adaptation réside dans un nomadisme intense. Pendant presque toute l'année, des groupes se déplaçaient, exploitant les bancs de coquillages ou les roqueries d'otaries. Les travaux des archéologues ont mis au jour plusieurs de ces sites : Bahia Colorada, dans le golfe Otway, un campement de chasse aux otaries et Seno Grandi, au sud de l'ile Navarino, ou des reliefs trahissent la consommation de moules...